Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

02/06/2014

Charles FORT : Le Livre des Damnés

Fort Charles - Le Livres des Damnés

by Nunusse

 

11/09/2013

Le Livre des Damnés

Une procession de damnés.

Par les damnés, j'entends bien les exclus.

Nous tiendrons une procession de toutes les données que la Science a jugé bon d'exclure.

Des bataillons de maudits, menés par les données blafardes que j'aurai exhumées, se mettront en marche. Les uns livides et les autres de flamme, et quelques-uns pourris.

Certains sont des cadavres, momies ou squelettes grinçants et trébuchants, animés par tous ceux qui furent damnés vivants. Des géants déambuleront dans leur sommeil, des chiffons et des théorèmes marcheront comme Euclide en côtoyant l'esprit de l'anarchie. Çà et là glisseront de petites catins. Certains sont clowns. D'autres très respectables. Quelques-uns assassins. Pâles puanteurs et superstitions déchaînées, ombres et malices, caprices et amabilités. Le naïf, le pédant, le bizarre, le grotesque et le sincère, l'hypocrite, le profond et le puéril confronteront le coup de poignard, le rire et les mains très patiemment jointes de la bienséance.

L'apparence collective se situera entre la dignité et la débauche, la voix de la troupe empruntera les accents de la litanie défiante, mais l'esprit de l'ensemble sera processionnel.

Le pouvoir qui a décrété de toutes ces choses qu'elles seraient damnées, c'est la Science Dogmatique.

Néanmoins, elles marcheront.

Les petites putains gambaderont, nabots et bossus distrairont l'attention, et les clowns briseront de leurs bouffonneries le rythme de l'ensemble. Pourtant, le défilé aura l'impressionnante solidité des choses qui passent, et passent, et ne cessent pas de passer.

Par les damnés, j'entends donc les exclus. Mais par les exclus j'entends aussi tous ceux qui, un jour, excluront à leur tour. Car l'état communément et absurdement nommé existence est un rythme d'enfers et de paradis. Car les damnés ne le resteront pas, car le salut précède la perdition, car nos maudits déguenillés seront un jour des anges mielleux qui, bien plus tard encore, repartiront à l'endroit même d'où ils étaient venus.

Je tiens que rien ne peut tenter d'être, sans essayer d'exclure quelque chose, et que ce que l'on nomme communément « être » est une différentielle entre ce qui est inclus et ce qui est exclu.

J'estime aussi qu'il n'y a pas de différences positives – que toutes choses sont comme l'insecte et la souris au cœur de leur fromage. Insecte et souris – rien de plus dissemblable que ces deux êtres. Ils y demeurent une semaine ou ils y restent un mois, ensuite de quoi ils ne sont plus que des transmutations de fromage. Je crois que nous sommes tous des insectes et des souris et seulement

différentes expressions d'un grand fromage universel.

Ou encore que le rouge n'est pas positivement différent du jaune, mais un autre degré de cette vibration dont le jaune lui-même est un degré – que le rouge et le jaune sont contigus ou se fondent en orange. En sorte que si la Science, sur la base de la rougeur ou de la jauneté, devait classer lesillusoires, la démarcation serait fausse et arbitraire, car les objets oranges, constituant une continuité, appartiendraient aux deux côtés de frontière proposée.

Or il apparaîtra qu'on n'a jamais conçu base plus raisonnable de classification, d'inclusion ou d'exclusion, que le rouge et le jaune. La Science, en faisant appel à différentes bases, a inclus ou exclu des multitudes de données.

Donc si la rougeur et l'élément jaune, si toute base d'admission et toute base d'exclusion sont contiguës, la Science a bien dû inclure des faits prolongeant ceux-là même qu'elle acceptait. Dans le rouge et le jaune, qui se fondent en orange, je voudrais typifier tous les tests, tous les standards, tous les moyens de se former une opinion.

Toute opinion possible sur un sujet quelconque est une illusion basée sur ce sophisme des différences positives. La quête de tout entendement a pour objet un fait, une base, une génération, une loi, une formule, une prémisse majeure positive mais on n'a jamais rien fait de mieux que de dégager des évidences. Telle est la quête : elle fut sans résultat. Et pourtant, la Science a agi, régné, ordonné, condamné comme si cette quête avait eu un résultat.

S'il n'y a pas de différences positives, il n'est pas possible de définir quoi que ce soit comme positivement différent d'autre chose. Qu'est-ce qu'une maison ? Une grange est une maison, à condition d'y vivre. Mais si la résidence constitue davantage l'essence d'une maison que le style d'architecture, alors un nid d'oiseau est une maison. L'occupation humaine ne constitue pas le standard de jugement, puisque les chiens ont leur maison, ni la matière, puisque les Esquimaux ont des maisons de neige. Et deux choses aussi positivement différentes que la Maison Blanche de Washington et la coquille d'un crabe ermite se révèlent contiguës.

Personne n'a jamais pu définir l'électricité, car elle n'est rien. si on la distingue positivement de la chaleur ou du magnétisme. Les métaphysiciens, les théologiens et les biologistes ont essayé de définir la vie. Ils ont échoué parce qu'au sens positif il n'y a rien à définir - il n'est pas un seul phénomène de vie qui ne se manifeste, à quelque degré que ce soit, dans la chimie, le magnétisme ou les déplacements astronomiques.

Des îles de corail blanc, sur une mer bleu sombre.

Leur apparence de distinction, leur apparence d'individualité ou la différence positive qui les sépare, ne sont que les projections du même fond océanique. La différence entre terre et mer n'est pas positive. Dans toute eau il y a peu de terre, dans toute terre il y a de l'eau. En sorte que toutes les apparences sont fallacieuses, puisqu'elles font partie d'un même spectre. Un pied de table n'a rien de positif, il n'est qu'une projection de quelque chose. Et aucun de nous n'est une personne, puisque physiquement nous sommes contigus de ce qui nous entoure, puisque psychiquement il ne nous parvient rien d'autre que l'expression de nos rapports avec tout ce qui nous entoure.

Ma position est la suivante: toutes les choses qui semblent posséder une identité individuelle ne sont que des îles, projections d'un continent sous-marin et n'ont pas de contours réels. Mais bien qu'elles ne soient que des projections, elles tendent à se libérer de cette attraction qui leur dénie leur propre identité.

Tout ce qui tente de s'établir pour réel ou positif, système absolu, gouvernement, organisation, soi, âme, individualité, ne peut y parvenir qu'en s'entourant d'une frontière, en damnant et en excluant en fuyant toutes les autres « choses ». Faute de quoi, il ne peut jouir d'une apparence d'existence. Mais, s'il agit ainsi, il agira faussement, arbitrairement, futilement et désastreusement, comme quiconque voudrait tracer un cercle sur la mer, en incluant certaines vagues et en déclarant positivement différente toutes les autres vagues, contiguës des premières, ou en misant sa vie sur la différence positive des faits admis et des faits condamnés.

La science moderne a faussement exclu, faute de standards positifs. Elle a exclu des phénomènes qui, selon ses pseudo-standards, avaient autant de droits à l'existence que les élus.

 

Charles Hoy Fort, Le Livre des Damnés, préambule.

Eric Losfeld éditeur, 1967. 

 

charles hoy fort,le livre des damnés,science